Tarnac ou les fantasmes du pouvoir, par Gabrielle HallezJ'ai été mise en examen et mise sous
contrôle judiciaire suite aux arrestations du 11 novembre 2008. Sur les
neuf personnes inculpées, Julien [Coupat] reste encore incarcéré.
L'appel pour sa libération aura lieu dans les jours à venir. A nouveau
l'attente. Le lent dégonflement de l'affaire continue, et une nouvelle
étape a été franchie, vendredi 16 janvier, avec la sortie d'Yildune
[Lévy]. Il en faudra d'autres.Cette triste affaire aura au moins rappelé l'obsession du pouvoir : écraser tout ce qui s'organise et vit hors de ses normes.Je
ne voudrais pas qu'on puisse prendre cette histoire comme un événement
isolé. Ce qui nous est arrivé est arrivé à d'autres, et peut arriver
encore.6h40 : braquée dans mon lit. Cagoulés, des hommes de la
sous-direction de la lutte antiterroriste (SDAT) cherchent
désespérément des armes en hurlant. Menottée sur une chaise, j'attends
la fin des perquisitions, ballet absurde, pendant des heures, d'objets
ordinaires mis sous scellés. Sachez-le, si cela vous arrive, ils
embarquent tout le matériel informatique, vos brosses à dents pour les
traces ADN, vos draps pour savoir avec qui vous dormez.Après
plus de huit heures de perquisition, ils me chargent dans une voiture.
Direction : Paris-Levallois-Perret. Les journalistes cernent le
village. Personne ne pourra manquer d'admirer le spectacle de la police
en action, et les moyens imposants du ministère de l'intérieur quand il
s'agit de sécuriser le territoire. Quand cinq flics arrêtent un type,
ça peut sembler arbitraire, quand ils sont 150 et avec des cagoules, ça
a l'air sérieux, c'est l'état d'urgence. La présence des journalistes
fait partie de la même logique. Ce qui s'est passé là, comme les
arrestations à Villiers-le-Bel, ce n'est pas un dérapage, c'est une
méthode.Levallois-Perret, locaux de la direction centrale du
renseignement intérieur (DCRI) et de la SDAT. Des préfabriqués sur
trois étages, superposition de cellules spéciales, caméras panoptiques
braquées en permanence sur toi. Quatre-vingt-seize heures de garde à
vue. Mais le temps n'est vite plus un repère. Ni heure ni lumière du
jour. Je ne sais pas combien de personnes ont été arrêtées. Je sais
seulement, après notre arrivée, les motifs de mon arrestation.Les
interrogatoires s'enchaînent. Une fois huit heures sans pause,
va-et-vient de nouveaux officiers qui se relaient. Mauvaises blagues,
pressions, menaces :
"Ta mère est la dixième personne mise en garde à vue dans le cadre de l'opération Taïga, on va la mettre en détention",
"Tu ne reverras plus ta fille". Leur bassesse n'est pas une surprise. Ils me questionnaient sur tout :
"Comment vivez-vous?",
"Comment êtes-vous organisés pour manger?",
"Est-ce que tu écris?",
"Qu'est-ce que tu lis?" Ils voulaient des aveux pour donner corps à leur fantasme de cellule terroriste imaginaire.Un des officiers de la police judiciaire (PJ) m'a annoncé, lors de la perquisition :
"Nous sommes ennemis." Ennemis peut-être, mais nous ne sommes pas leur reflet. Il n'y a jamais eu de cellule invisible, et nous n'avons que faire de
"chefs" et de
"bras droits".
La police croit toujours que ce qu'elle traque est organisé à son
image, comme en d'autres temps, où elle brandissait le spectre du
syndicat du crime.Un gendarme me lit un communiqué allemand,
diffusé le 10 novembre en Allemagne, qui revendique les sabotages dans
le cadre d'une action antinucléaire. Sabotages dont ils veulent nous
accuser. Le communiqué apparaîtra dans le rapport de la SDAT transmis à
la presse dès la première semaine, puis sera quasiment oublié.Au
bout de trois jours, un avocat peut venir assister le prévenu retenu
sous le coup d'une procédure antiterroriste. Trois jours pendant
lesquels tu n'es au courant de rien d'autre que de ce que la police
veut bien te dire, c'est-à-dire rien ou des mensonges. Alors oui, ce
fut vraiment un soulagement quand on m'a annoncé que je pouvais voir
mon avocate. Enfin des nouvelles de ma fille et de l'ampleur médiatique
de l'affaire. Nouvelles aussi du village et du comité de soutien créé
dans les premiers jours qui ont suivi l'arrestation.Puis ce fut
le dépôt (lieu de détention avant de comparaître devant le juge). Là
s'entassent des centaines d'hommes et de femmes dans la crasse et
l'attente. Une pensée pour Kafka dans le dédale de la souricière,
infinité de couloirs gris et humides dont les portes s'ouvrent sur les
rutilantes salles d'audience. Je suis amenée jusqu'aux galeries toutes
neuves de la section antiterroriste pour comparaître devant le juge
d'instruction. Puis la prison.Fleury-Mérogis – la plus grande
d'Europe. Tous les charognards gardent cette prison, pigeons,
corneilles, mouettes et de nombreux rats. Nous y sommes arrivées, Manon
(Gilbert), Yildune et moi en tant que détenues particulièrement
surveillées (DPS), ce qui implique des mesures de surveillance plus
soutenues, comme, d'être chaque nuit réveillées toutes les deux heures,
lumières allumées et sommées de faire signe. Fouilles intensives et
répétées. Ce statut, seules les prisonnières politiques basques l'ont à
Fleury, et Isa l'avait eu aussi, en détention depuis bientôt un an sous
le coup d'une procédure antiterroriste [cette personne est soupçonnée
d'avoir posé un explosif sous une dépanneuse de la Préfecture de police
de Paris, en mai 2007]. Les fouilles au corps, le mitard, les petites
humiliations, le froid et la nourriture dégueulasse : le quotidien de
la prison est fait pour écraser.Par un concours de circonstances
favorables, Manon et moi sommes sorties assez rapidement. Circonstances
favorables, c'est-à-dire : nous sommes blanches, issues de la classe
moyenne, ayant eu l'opportunité de faire des études; grâce aussi à la
multiplication des comités de soutien. Et puis, il y avait l'actualité,
marquée par des événements révélateurs du climat politique actuel qui
ne sont pas passés inaperçus (par exemple cette descente policière
musclée dans un collège).Je dis
"rapidement", par rapport
aux détentions préventives qui durent, pour la plupart, des mois et des
années. Qui durent, notamment, pour ceux pour qui ne jouent jamais ces
"circonstances favorables". La plupart immigrés, voués au mépris de la police et des magistrats.Mais
ce qui est encore séparé au-dehors arrive à se reconnaître entre les
murs de la prison. Des solidarités se nouent dans l'évidence d'une
hostilité commune. La radicalisation de la situation amène de plus en
plus de gens à subir la répression et la détention. Des rafles dans les
banlieues aux peines de plus en plus nombreuses pour des grévistes ou
des manifestants lors de mouvements sociaux.Finalement, la
prison est peut-être en passe de devenir un des rares lieux où s'opère
la jonction tant redoutée par M. Sarkozy :
"S'il y avait uneconnexion entre les étudiants et les banlieues, tout serait possible. Ycompris une explosion généralisée et une fin de quinquennatépouvantable", avait-il dit en 2006.
Gabrielle Hallez, mise en examen dans l'affaire de Tarnac