A Berlin, les néo-nazis font fortune dans la mode
Par Jean-Yves Camus | Chercheur en science politique | 17/11/2008 | 18H13
Thor Steinar rhabille l'extrême droite avec des vêtements ornés de références nordiques et provoque la colère des antifascistes.Boutique Tönsberg à Berlin (Fabrizio Bensch/Reuters)
(De
Berlin) Berlin, rue Rosa-Luxemburg. Une artère centrale de l’ancien
Berlin-Est, devenue lieu branché de la capitale allemande réunifiée,
dans un quartier où la mode et le design occupent une place centrale.
Au
numéro 18 se trouve un magasin d’allure banale, n’était-ce la vitrine
étoilée par des jets de pierre et les multiples affiches apposées à
côté par les groupes antifascistes, pour appeler à la mobilisation des
citoyens contre une "boutique de nazis".
L’enseigne pourtant
n’évoque rien de tel: Tönsberg, qui est le nom de la plus ancienne
ville de Norvège. Vu de loin et même d’assez près, les articles vendus
sont banals: du sportswear et même du beau, plutôt cher (près de 200
euros le blouson ; 90 euros le pull-over et 50 euros la chemisette). La
vendeuse est aimable, pas "aryenne blonde" du tout, l’ambiance sereine.
Quand
on entre pour examiner de près les vêtements et accessoires cependant,
le regard change: sur les ceintures et les vêtements figurent des runes
ou des drakkars, ou bien la mention "thor steinar" qui est à la fois le
nom d’une marque et la traduction allemande de "marteau de Thor".
Premier logo de Thor Steinar: un motif utilisé par la division SS Das ReichNous
sommes donc dans la boutique berlinoise de l’enseigne de vêtements la
plus controversée d’Allemagne, contre laquelle se mobilisent depuis des
mois les antifascistes des villes où elle est implantée: Berlin,
Leipzig, Hambourg, Magdebourg et Dresde.
A l’origine de la
marque en 2002, il y a deux hommes: Axel Kopelke et Uwe Meusel. Le
premier est décrit par les milieux antifascistes comme proche du parti
néo-nazi NPD. Mais il est avant tout un homme d’affaire avisé, qui
enregistre quelque deux millions d’euros de chiffre d’affaire annuels
et a bien compris l’évolution des milieux d’extrême droite. Ces
derniers ont délaissé le look skinhead traditionnel pour un mode
d’habillement en apparence banalisé.
Au début, Thor Steinar a
flirté avec la légalité: le premier logo de la marque, d’inspiration
runique, avait été utilisé par la division SS Das Reich et les groupes
Werwolf, qui luttèrent clandestinement, après la défaite nazie de 1945,
contre les Alliés.
Depuis, par prudence, les patrons ont changé
d’insignes: ils utilisaient abondamment le drapeau norvégien (jusqu’à
ce que le gouvernement norvégien, début 2008, leur ordonne de cesser de
le faire) et donnent à leurs boutiques comme à leurs modèles, des noms
inspirés par la mythologie ou la géographie nordique, comme Narvik,
Telemark, Asgard ou Heimdal.
C’est évidemment moins voyant que
le "Ski Heil" qui ornait précédemment certains T-shirts, et cela permet
de vendre aussi à des jeunes absolument pas politisés.
Thor
Steinar est vite devenue la marque fétiche de l’extrême droite
allemande et géographiquement, au-delà. Elle s’est exportée en
Scandinavie, et, pour ceux qui ne vivent pas à proximité d’une
boutique, ou qui craignent d’y rentrer, exploite un service de vente
sur Internet qui propose même des soldes "online".
Cette
dernière manière d’opérer risque de devenir sa principale activité, car
la pression des associations antifascistes et de certains riverains
pour faire fermer les boutiques est très forte, notamment à Berlin et
Dresde.
Les patrons sont avant tout des hommes d'affairesLa
méthode toutefois ne fait pas l’unanimité parmi les commerçants: rue
Rosa-Luxemburg, certains d’entre eux, bien que politiquement à gauche,
se sont émus des retombées négatives des manifestations sur leur
clientèle.
En plus, Thor Steinar a des ressources pour
contourner le boycott: la marque vend désormais ses articles dans un
magasin totalement indépendant, "Doorbreaker", dans le grand centre
commercial de Ring Center, à Lichtenberg. En effet, l’avis d’expulsion
de la boutique de la rue Rosa Luxemburg vient de tomber.
Reste
une question: finance-t-on vraiment le mouvement néo-nazi en achetant
Thor Steinar? Les jeunes militants veulent le croire, mais rien n’est
moins certain: les patrons sont avant tout des hommes d’affaires, et il
n’est même pas évident qu’ils reversent quoi que ce soit à "la cause".
Quoi
qu’il en soit, la saga de la marque Thor Steinar démontre que l’extrême
droite allemande a les moyens intellectuels de faire sortir ses idées
du ghetto politique.
Pour ma part, ayant évidemment dû acheter
une bricole pour rendre ma visite crédible, je suis désormais
l’improbable propriétaire d’un porte-monnaie à logo runique: à moins de
10 euros, c’était l’article le moins cher du magasin…
Photo : Boutique Tönsberg à Berlin (Fabrizio Bensch/Reuters)