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 "Qu'est-ce que la propriété ?" Proudhon

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"Qu'est-ce que la propriété ?" Proudhon Empty
MessageSujet: "Qu'est-ce que la propriété ?" Proudhon   "Qu'est-ce que la propriété ?" Proudhon Icon_minitimeVen 18 Déc - 16:53

"Qu'est-ce que la propriété ?", de Proudhon (1840) vu par Jacques Julliard, historien et journaliste



Dans "Qu'est-ce
que la propriété ?", Proudhon donne sa conclusion - "C'est le vol" -
dès les premières pages, avant de l'expliciter. Est-ce que cela a gêné
la compréhension de l'oeuvre ?

Assurément. Proudhon est facilement assimilé à sa formule "la propriété, c'est le vol",
qui a créé un malentendu. Il avait un sens aigu de la provocation, ce
qui colore parfois d'une manière un peu trompeuse son oeuvre. Mais il
propose la "possession" plutôt que la propriété. Il doit beaucoup à l'école libérale anglaise, et en particulier à John Locke.
Il ne le cite jamais. Pourtant, il partage avec lui l'idée que la
propriété garantit les droits de l'homme : la liberté proudhonienne
s'exprime à travers l'échange "mutuel"... qui suppose la propriété."Qu'est-ce que la propriété ?" Proudhon 35613337316636653462323763633330?&_RM_EMPTY_

Pourquoi alors avoir commencé par le vol ?
Proudhon
croit aussi - contrairement à Locke - que la propriété n'est pas une
donnée immédiate de la condition humaine. Qu'elle s'acquiert
inévitablement, au départ, par le vol, même si ensuite diverses
possessions sont légitimes. Il est l'homme des contradictions assumées.
Au fur et à mesure de son oeuvre, ou bien à l'intérieur même d'une même
oeuvre, il est pour et contre le libre-échange, la fédération, le
syndicalisme, etc.
Comment l'expliquer ?
Le socialisme du XIXe
siècle est tout entier fondé sur l'idée de dialectique. Hegel règne sur
sa méthode de pensée. Or Proudhon, à la différence de Marx, est en
désaccord avec la dialectique hégélienne à trois temps - thèse,
antithèse, synthèse -, qui a pour but d'en finir avec une
contradiction. Il pense que la contradiction à deux temps, c'est-à-dire
sans fin, est le moteur de l'Histoire et de la pensée. Il réfléchit par
étapes successives. C'est la grande dialectique à la française. L'homme
qui l'incarne le mieux, c'est Pascal, et après lui Sorel. Proudhon
est assez largement un autodidacte. Il est une des rares personnalités
socialistes françaises d'origine ouvrière, sinon la seule. Son intérêt
et sa fierté personnelle sont d'avoir réconcilié son rapport immédiat,
charnel, à la condition ouvrière, avec une élaboration intellectuelle
extrêmement profonde.
En quoi son origine influence-t-elle son projet ?
L'année de sa mort, en 1864, il écrit De la capacité politique des classes ouvrières,
qui paraît l'année suivante. C'est une réflexion sur le "Manifeste des
soixante", écrit par un groupe d'ouvriers dont le plus connu est Henri Tolain, ciseleur parisien, qui a demandé à Proudhon son commentaire. " Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement mais il nous reste à nous émanciper socialement, dit ce manifeste. La liberté du travail, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. Nous repoussons l'aumône, nous voulons la justice." Aux élections qui vont avoir lieu, Tolain et ses amis proposent des candidatures ouvrières.
Qu'en pense Proudhon ?
Que le Manifeste est un grand acte : la classe ouvrière parle en tant que
telle, et réclame ses droits, ce qui est complètement nouveau. Et il a
raison. Les ouvriers ont essayé de prendre la parole lors des journées
de juin 1848, mais ils ont été écrasés. Et là, d'une manière pacifique,
modérée, ils font un manifeste de classe, à une époque où on ne connaît
pas encore Marx. Proudhon énumère les conditions pour arriver au
pouvoir : une conscience de classe - là, on dirait du Marx ! -, une
idée - l'autonomie ouvrière - et sa mise en pratique. Mais il est
hostile en principe à l'idée de candidatures ouvrières aux élections,
car les élection sont aussi trompeuses que la révolution...
Alors que veut-il ?
Il se fait plus ouvrier que les ouvriers. Il propose le "mutualisme" : la
capacité des ouvriers à s'organiser par eux-mêmes, par petits groupes,
à créer leurs entreprises et les relations entre elles. C'est un
socialisme de subsidiarité, très différent d'un socialisme fondé sur
l'Etat, des moyens contraignants et la collectivisation, qui, pour
Proudhon, débouchent sur la tyrannie, le despotisme et la dépossession
des ouvriers par des gens qui parleront en leur nom. C'est d'une
lucidité incroyable. Proudhon a eu une haine dans sa vie, ce n'est pas
la propriété, c'est l'autorité.
En même temps, il prône l'égalité des revenus ?
Oui, mais à condition qu'elle ne soit pas organisée par l'Etat. La grande
idée de Proudhon, c'est une banque ouvrière qui prêterait un capital de
départ pour créer des entreprises. C'est exactement ce que Muhammad Yunus, le Prix Nobel
de la paix 2006, appelle le microcrédit. Avec une différence : sans
intérêt, car la seule chose qui produit de la valeur, c'est le travail.
C'est là que Proudhon est plein d'illusions, utopiste.
Où situez-vous les origines de cette utopie ?
Il y a une sorte d'anarcho-socialisme du Jura. Dans la IIe
Internationale, c'est la fédération jurassienne qui défend Bakounine
contre Marx. Proudhon mais aussi Fourier sont de Besançon. Je viens
aussi du Jura ! Dans le socialisme montagneux - pas montagnard -, il y
a quelque chose de profondément individualiste, que vous retrouvez dans
les "fruitières paysannes" : on s'unit autour d'une fromagerie, par
exemple, pour exploiter en commun le lait qu'on produit. Le but n'est
pas de socialiser mais de protéger l'individu, de lui permettre de
subsister.
Comment résumeriez-vous cet esprit ?
Fernand Pelloutier, fondateur des Bourses du travail à la fin du XIXe siècle, qui a lu Proudhon, a écrit une très belle formule : le but, c'est de fonder "une société d'hommes fiers et libres". La société proudhonienne ne produit pas des fourmis, des clones. Elle exalte l'individu.
En quoi Proudhon est-il considéré comme le père des anarchistes, selon vous ?
Il n'aimait pas le débraillé anarchiste. Il disait : "Je suis un révolutionnaire, je ne suis pas un bousculeur."
Mais il a l'idée très féconde d'abolir l'idée de souveraineté, non
seulement dans les institutions, mais dans le coeur de l'homme. Pour
lui, le pouvoir d'un homme sur un autre est absolument attentatoire à
la dignité humaine.
Proudhon critique "l'Etat serviteur", embryon d'Etat-providence. Pourquoi ?
Il est tellement emporté par sa crainte de voir l'Etat reconstituer une
souveraineté nouvelle, qu'il voit quelque chose d'oppressif dans toutes
les formes d'intervention, au point de critiquer l'enseignement gratuit
et obligatoire ! Mais on l'a souvent écrasé sous ses bêtises,
alors qu'on aurait pu faire la même chose pour Nietzsche par exemple.
Ils ont notamment la même vision négative des femmes, qui n'est
reprochée qu'au seul Proudhon, à cause de sa formule : "La femme, ménagère ou courtisane".
Je crois qu'il n'y a rien de plus contraire à l'esprit historique que
de projeter sur des hommes comme Proudhon, Marx ou Nietzsche des
progrès que nous avons faits depuis... Ils sont aussi tributaires de
l'étroitesse de vue de leur temps.
Il y a également des écrits antisémites.
C'est vrai, et je ne les défends pas. Au XIXe
siècle, on ne peut pas le nier, la gauche républicaine et sociale a été
souvent antisémite. Il y a eu peu d'exceptions. La principale, c'est
Péguy.
Quel bilan faites-vous des ambiguïtés de Proudhon ?
Il
prête plus que d'autres le flanc à des utilisations perverses. C'est le
propre de son style, et de sa pensée exposée, au bord du gouffre. Il
serait temps qu'on se saisisse de ce qu'il y a de meilleur dans le
proudhonnisme : une vision de la société faite à la fois d'autonomisme
et d'exigence spirituelle.

Jacques Julliard est historien et journaliste. Propos recueillis par Adrien de Tricornot
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