Honte au suffrage universel ! Du 7 juin 1849 au 4 juin 1852, Proudhon est incarcéré à la prison
Sainte-Pélagie pour délit d’« offense au président de la République ».
Il y vit le coup d’Etat du 2 décembre 1851 marquant le triomphe de
Louis Napoléon Bonaparte. Les carnets qu’il remplit consciencieusement
à l’époque — et dont nous publions ici des extraits — témoignent de sa
profonde déception à l’égard du suffrage universel direct, tenu pour
responsable de l’installation du Second Empire. Avec une violence à la
hauteur de sa rancœur, Proudhon renvoie dos à dos un prolétariat
« imbécile » et une bourgeoisie « lâche » et « cupide », qu’il essayait
pourtant de réconcilier.
4 décembre 1851
Je me lève à 5 h 30. J’ai eu un sommeil fiévreux, inflammatoire, avec battements d’artères intolérables. La crise est affreuse.
(...)Un infâme aventurier, élu par une illusion populaire pour présider aux
destinées de la République, profite de nos discordes civiles pour
déchirer la Constitution, suspendre les lois, chasser, emprisonner les
représentants, assassiner par ses satellites ceux qui, en résistant,
remplissent le plus sacré des devoirs, il ose, le couteau sur la gorge,
nous demander la tyrannie. Paris ressemble en ce moment à une femme
attachée, bâillonnée et violée par un brigand. Si j’étais libre, je
m’ensevelirais sous les ruines de la République avec les citoyens
fidèles, ou bien j’irais vivre loin d’une patrie indigne de la liberté.
9 décembre 1851
J’ai passé une mauvaise nuit. Le chagrin me poursuit.
(...)Le progrès des sciences et de la philosophie a poussé tout à coup
l’élite des esprits en Europe à un degré extraordinaire ; les masses
sont peu différentes de ce qu’elles étaient au Moyen Age. Nous avons
cru pouvoir les saisir par la raison, les intérêts, la dignité
nationale, l’amour de la liberté. Rien n’y prend. Les deux tiers des
paysans croient plus à leur curé qu’à leur avocat ; la fascination de
l’empereur Napoléon est telle encore qu’aucun raisonnement ne la peut
dissiper. Le Peuple est un monstre qui dévore tous ses bienfaiteurs et
ses libérateurs. Il n’y a pas, comme nous l’avions cru, de peuple
révolutionnaire ; il n’y a qu’une élite d’hommes qui ont cru pouvoir,
en passionnant le peuple, faire passer leurs idées de bien public en
application.
(...) Tout prouve bien que, désormais, prendre le
peuple pour arbitre de son propre salut, c’est faire métier tout à la
fois de dupe et de charlatan.
15 décembre 1851
(...) La France n’est plus rien : Louis Bonaparte est le
vicaire des jésuites, le bras de l’Eglise, le très humble serviteur du
serviteur des serviteurs de Dieu.
(...) Honte à cette nation
lâche, pourrie de mercantilisme, à ses royalistes absurdes, à ses
jacobins matamores, à sa bourgeoisie égoïste, matérialiste, sans foi ni
esprit public, à son prolétariat imbécile toujours avide d’excitations
et toujours prêt à toutes les prostitutions.
(...) Honte au
clergé hypocrite, parjure, artisan de toutes les bassesses et
trahisons ; honte à cette armée dénuée d’esprit public, composée de
bêtes féroces, à qui depuis vingt ans les guerres d’Afrique servent
d’école pour tuer les hommes sans pitié et sans remords.
(...)Oh ! cette réaction a démérité de la providence et de l’humanité : rien
que sa dispersion à tous les vents ne peut lever son crime.
(...)Juin et décembre 1848 ; juin 1849, mai 1850, décembre 1851 : toutes les
lâchetés commises, tous les outrages subis l’accusent éternellement.
L’élite de ce pays, celui dont la pensée, la conscience faisaient vivre
la nation, est morte, proscrite ou bâillonnée. Il ne reste que la
cendre !...
21 décembre 1851
Culte de la patrie ! encore une superstition abominable à extirper
du cœur des hommes, avec celle du catholicisme et des justiciers.
Honneur, Vérité, Egalité, Liberté, Perfectionnement de l’homme et de
l’humanité : voilà les dieux ! voilà la patrie ! Hors de là,
concitoyens, compatriotes, coreligionnaires, conjurés ne me sont que
bêtes féroces et venimeuses. C’est pour cela donc que patrie, religion,
tous ces mots ne sont que des mensonges, qui font trébucher la
conscience, et fuir la vertu.
11 janvier 1852
Certes, nous avons tenté une grande chose quand nous avons appelé
dix millions de citoyens à participer à la chose publique ; quand nous
avons tenté cette grande initiation, qui devait mettre un terme aux
scandales de tous les anciens pouvoirs. Les masses ont bafoué leurs
initiateurs : le prolétaire grossier a voté, non sans ingratitude, non
sans malice, contre ceux qui lui offraient cette extension de la
liberté. Quelle honte peut en rejaillir sur nous ? Pourquoi l’apôtre
serait-il déshonoré parce que, n’employant que la persuasion et la
liberté, on lui oppose l’outrage, la persécution et la violence ? Le
populaire français se déclare indigne de la liberté politique ; il
revient à sa servitude et à son humilité ; il déclare ennemis publics
ceux qui croyaient l’émanciper à sa guise ! (...)
1er mars 1852
Je puis dire ce que je pense de l’hypothèse qui consiste à prendre
pour juges souverains, législateurs et inspirateurs, ceux-là mêmes
qu’il s’agit pour la société d’éclairer, d’éduquer, de faire vivre, de
conduire, etc., qui place dans la multitude inerte et passive
l’intelligence et l’autorité ; qui reconnaît comme possédant toute
vertu, toute raison, toute bonté, la partie la plus nombreuse et la
plus pauvre des nations, conséquemment la plus arriérée, la plus
ignorante, la plus vicieuse, la plus ingrate.
(...) C’est le
suffrage universel et direct qui a tué la République, c’est la
multitude qui, après avoir abandonné, trahi ses représentants, s’est
donné un maître ; si l’expérience de 1799 et 1804 n’a pas suffi, il ne
tiendra pas à moi que celle de 1852, précédée de celle des siècles, ne
suffise.
(...) Il est prouvé que le peuple est d’inclination
favorable au despotisme, hostile à la liberté : aussi, toutes les
tyrannies se comportent de même, et n’ont qu’une politique : détruire
les
classes moyennes, dites bourgeoises, et ne laisser qu’une
classe ignorante, lazzaronique, avec une aristocratie de robe et
d’épée, et un clergé pour contrepoids.
(...) Voilà le plan ourdi par le jésuitisme en 1852 ; voilà le complot dont Louis Bonaparte est l’exécuteur.
15 mai 1853
L’œuvre du XIXe siècle sera plus grande sans comparaison que celle
de 1789, sous tous les rapports, plus grande de toute la différence
qu’il y a entre la négation et l’affirmation, la destruction et
l’édification. Hâtez-vous donc, bourgeois, d’achever votre œuvre
industrielle, et que l’esprit humain, qui n’est point tout entier dans
vos machines et vos comptoirs reprenne ses droits ? Croyez-vous que
vous puissiez vivre longtemps de vos agios, de vos primes, de vos
escomptes, de vos hypothèques ? Croyez-vous, malgré toutes leurs
merveilles, que la pensée de l’homme puisse se contenter de tout ce
machinisme ? Que nous serons satisfaits quand nous aurons à foison des
compagnies de mines, canaux, chemins de fer, des banques de crédit,
dépôt, épargne, assurance, circulation, escompte, compensation ; et le
travail garanti, et la vie à bon marché ?
(...) Tout cela est
matière ; c’est le corps social : l’âme n’y est pas. C’est d’âme que
nous avons besoin. Eh bien ! regardez laquelle vous vous faites !...
2 avril 1854
Le coup d’Etat du 2 décembre a définitivement ouvert pour la France
une ère nouvelle ; il a marqué ce second pas décisif dans la carrière
de l’indifférentisme. Après 1814, la France s’aperçut qu’elle était
devenue indifférente en matière de religion ; et c’est en vain que la
Restauration, comme aujourd’hui l’Empire, essaya de galvaniser le
cadavre du christianisme.
(...) Maintenant, après une série
d’essais politiques (quatorze changements de gouvernement en
soixante-cinq ans), elle est arrivée à l’indifférence politique, ou
dynastique, comme elle était arrivée à l’indifférence religieuse.
C’est-à-dire qu’en France on comprend que la forme du gouvernement
n’est rien, que c’est une question secondaire, que le gouvernement est
chose subalterne, que la chose capitale n’est pas l’ordre dans l’Etat,
mais l’ordre dans les intérêts.
La loi est athée et anarchique :
telle est la vraie France depuis 1852. C’est contre cette nécessité que
la tourbe des écrivains de tous les partis se raidit follement.
9 juillet 1858
La France acculée. Elle l’est de toutes manières. Vis-à-vis
de l’étranger, l’isolement se reforme : Angleterre, Autriche, Prusse,
Allemagne, Belgique, Suisse et Piémont, le pape même, tout nous est
hostile ! Il ne nous reste que l’alliance douteuse et très dangereuse
de la Russie.
(...) Au-dedans : finance, commerce, industrie,
agriculture, nous ne pouvons plus faire un pas en avant. La popularité
est épuisée ; la bourgeoisie déconsidérée ; la plèbe haïe et méprisée ;
les partis usés. Nous tourbillonnons. On parle d’une restauration
orléaniste. De sorte que, depuis 89, nous aurions eu quatre dynasties,
en comptant la République pour une, tour à tour installées, renversées,
et restaurées : huit au total !
(...) Qui a produit cela ? Les
corruptions de la France bourgeoise ; la surexcitation des appétits ;
l’erreur des gouvernements qui tous appuient tantôt sur la force ou le
machiavélisme, tantôt sur les passions et les intérêts ; jamais sur le
droit.
(...) Pauvre bourgeoisie ! En n’obéissant qu’à la
cupidité elle a creusé sa fosse, comme le trappiste en jeûnant et se
mortifiant. Elle a perdu honneur et argent. Sa mission était belle,
pourtant, lucrative même. Servir de
moniteur à la plèbe ;
présider à l’éducation de l’ouvrier et du laboureur ; les initier à la
science, à la vie politique et sociale ; choisir dans ses rangs de
beaux et honnêtes garçons, de belles et sages filles pour maris et
femmes à leurs héritiers, et rafraîchir le sang de leur progéniture ;
mettre un terme à la vieille barbarie, enlever cette rouille qui nous
déshonore.
(...) Mais non : il faut de l’exploitation, des serfs à ces mangeurs. Oh ! elle mérite d’être châtiée, dépouillée.
(...)En 1852, tous applaudissaient à ce gouvernement incomparable, qui
créait comme par enchantement les trésors, faisait un pont d’or aux
bourgeois, faisait gagner tout ce qui voulait spéculer, doublait les
capitaux, etc.
(...) Maintenant les
gogos se lamentent ; ils accusent, ils se déchaînent contre l’empereur, qui ne leur a que trop bien obéi.