INTERVIEW - Rappeur du groupe Ministère des Affaires Populaire, Saïd témoigne
du débat politique qui anime les banlieues des grandes villes françaises et
européennes.
Le Ministère des Affaires Populaires (MAP) a publié son
deuxième disque Les Bronzés font du Ch'ti et a fait cet été la tournée des
festivals. Jeune groupe de Roubaix à la popularité grandissante, le MAP mélange
rap, violon arabe et accordéon français. Un digne héritier de Zebda, qui utilise
une musique festive (l'ambiance des concerts en témoigne) pour faire passer un
message politique hautement pertinent. Musicalement, ses influences proviennent
aussi bien de la musique arabe que du punk, de la chanson française, du reggae
ou du rap. Rencontre avec Saïd, l'un des deux rappeurs du groupe, pour parler un
peu de musique, mais aussi de politique...
Dans vos textes, vous
utilisez des mots comme «révolution» («Un Air de révolution») ou «camarade»
(«Appelle moi camarade», avec la rappeuse militante Keny Arkana). Des termes
assez rares aujourd'hui. Mais que signifie pour vous la
révolution?
Saïd: La révolution, c'est le changement, l'évolution des
mentalités. Est-ce qu'on va rester comme des moutons, ou est-ce qu'on va avoir
un vrai regard lucide et critique sur la société, changer notre manière d'être
et de vivre, avoir une vie plus saine et plus altruiste? Le problème, c'est
qu'on est tous passés par l'école, la «fabrique à dominants», qui définit comme
objectif dans la vie d'être le meilleur, de gagner de l'argent et d'avoir une
situation. Est-il envisageable de réfléchir différemment? La révolution pour
nous, c'est aussi un rêve.
Le monde dans lequel on vit ne nous plaît pas. On
sent qu'il n'est pas viable, avec 80% de la planète qui crève de faim et 20% qui
vit dans l'excès. Il atteint ses limites et il est à deux doigts d'exploser. Il
rend inhumain. Le plus frappant, en France, c'est le traitement des
sans-papiers: «Retournez chez vous, on ne va pas partager avec vous ce qu'on a
ici, on a peur de ne pas en avoir assez, alors dégagez!» C'est abject. En plus,
ces gens-là viennent des mêmes pays que nos grands-parents, alors comment
peut-on accepter ce genre de choses? Je souhaite que la révolution ait lieu à
tous les niveaux. C'est sûr que le mot a été ringardisé, mais je pense que la
conscience de classe revient et je suis content de participer à ce changement.
Vous tapez sur la droite, bien sûr, mais aussi sur BHL, le PS et
même sur Charlie Hebdo ou l'extrême gauche «pathétique comme la Fête de
l'Humanité» («Faudra faire avec»). Mais alors, avec qui vous allez la faire, la
révolution?
Le changement viendra d'en bas. Les gens qui
m'impressionnent sont les associations dans les quartiers, qui font un travail
de terrain incroyable. J'ai beaucoup de respect pour le Mouvement de
l'immigration et des banlieues, le Forum social des quartiers populaires, les
Indigènes de la République, les associations qui dénoncent les violences
policières, les discriminations etc. Eux sont en phase avec le terrain, ils sont
dans l'éducation populaire, dans l'éveil des consciences, la formation, la
mobilisation, pas dans le baratin institutionnel.
Comment
expliquez-vous le mal qu'ont les partis de gauche à mobiliser dans les
populations issues de l'immigration?
C'est compliqué parce que nous,
issus de l'immigration algérienne, maghrébine ou africaine, nos valeurs, nos
codes sont aussi dans notre arabo-musulmanité: nos rapports aux parents, la
convivialité, l'hospitalité... Les mecs d'extrême gauche, qui se demandent
pourquoi ils ont du mal à mobiliser dans les quartiers, ont du mal à imaginer
que parfois leurs discours paternalistes et islamophobes peuvent être
repoussants. Ils n'intègrent pas les différences et la spécificité des gens des
quartiers. Ils voudraient qu'on soit tous de culture marxiste et anticléricale.
Mais, aussi étrange que ça puisse paraître, on peut être musulman pratiquant
sans être croyant! Dans un monde aussi égoïste que celui dans lequel on vit
aujourd'hui, avoir la culture musulmane à la maison, dans le cercle privé,
franchement, c'est une bouffée d'oxygène. C'est un moment de chaleur humaine
qu'on trouve de moins en moins dehors et qu'on veut préserver parce qu'avec ses
valeurs de générosité et de solidarité, c'est un véritable trésor!
Vous utilisez aussi des références anarchistes («A l'abordage»).
Vous sentez-vous proches de ce courant?
Oui, je suis séduit par
l'idéologie et l'esthétique punk, la marginalité, la révolte contre les valeurs
établies, la résistance contre la culture dominante, le refus de cette société,
de ses dérives... Le «No Future», ce nihilisme politique, ça me plaît
énormément. Si en plus ça s'inscrivait dans une démarche de solidarité
collective, ça serait l'idéal!
Votre discours politique est riche
et vous abordez des thèmes très variés (l'immigration, les sans-papiers, le
racisme, la violence policière, mais aussi le Nord, la pauvreté, les HLM, la
prison, la culture de masse...). D'où vient votre éducation
politique?
Notre conscience politique est d'abord culturelle,
transmise par nos parents, notre histoire, notre trajectoire... On est des
enfants d'immigrés et d'ouvriers: double raison d'avoir une conscience de
classe. On a la chance d'avoir eu des parents qui nous ont raconté leur
immigration, leurs souffrances. Et encore, je pense que mon père nous cache
certains détails sur l'histoire de notre famille pendant la colonisation, pour
éviter qu'on soit trop en colère contre la France. Ma mère a connu les bavures
policières envers les immigrés, elle nous disait: «Quand vous sortez, attention
à la police.» Et puis on est aussi dans une région particulière, ouvrière,
syndicaliste, associative, avec une culture de protestation, une terre
d'immigration...
Comment évaluez-vous la situation politique dans
les quartiers?
Aujourd'hui, on est dans une société qui se
repolitise. Elle avait été dépolitisée par une stratégie politique menée par les
partis, surtout le PS dans les années 1980. Ils ont complètement dépolitisé la
«marche pour l'égalité et contre le racisme» qu'ils avaient rebaptisée la
«Marche des beurs». On est cette génération qui a été dépolitisée, pour être
manipulée. Le 11 septembre 2001 est le tournant politique qui a changé la face
du monde. Je pense que c'est le début de la repolitisation des masses, en tout
cas de notre génération. Surtout ceux qui sont issus de l'immigration
arabo-musulmane, parce qu'ils ont été stigmatisés, les «potentiels terroristes»
et tous les clichés autour de ça. Ensuite il y a eu Le Pen au deuxième tour
(2002), la révolte des quartiers populaires (2005), Sarkozy et le Ministère de
l'immigration (2007), une société qui se durcit, de plus en plus liberticide,
raciste, xénophobe...
Notre société capitaliste, individualiste, égoïste a
atteint ses limites et elle fait ce qu'elle peut pour étouffer la révolte...
Elle est de plus en plus réac' parce qu'elle n'a pas le choix: elle
s'autodéfend. Elle essaye de discréditer les luttes, de ringardiser les
discours, pour casser toute forme de résistance. On passe pour des adolescents
attardés ou de dangereux gamins nihilistes. Mais je pense qu'il y a une lucidité
dans les quartiers, sur la conscience de classe. Même dans les actes les plus
nihilistes, il y a une vraie analyse politique, sur les rapports de domination.
Les mecs des quartiers savent de quel côté de la barrière ils sont...
Vous rendez hommage au courage de ceux qui ont fait le voyage,
les souffrances qu'ils ont dû affronter, mais vous célébrez aussi leur culture,
leurs chansons (dans «Chouffou ma sar», de El Hachemi Guerrouabi). Qu'est-ce que
cela représente pour vous?
On est des enfants de l'école de la
République, qui est censée former ses citoyens, les éduquer, les cultiver. Mais
elle a oublié une partie de notre culture et, plus que ça, elle l'a niée. Pour
être sincère, je me suis senti insulté par l'école de la République. On m'a dit
«la culture de tes parents, ce n'est pas la nôtre, elle n'est pas assez
intéressante». Si l'école de la République ne t'aide pas à te cultiver, tu es
obligé d'aller chercher toi-même. Donc on a cherché. C'est un acte de résistance
culturelle, contre le Ministère de l'identité nationale. Parce qu'on nous a dit
que s'intégrer c'était chanter la Marseillaise, bouffer du cassoulet et,
aujourd'hui, avoir une Rolex! Mais les richesses de ce pays, c'est aussi
l'histoire des gens de ce pays. Donc on va chercher dans notre patrimoine
culturel, et il est très large: il va du nord de la France jusqu'au sud de
l'Algérie!
Vous vous intéressez aussi beaucoup à la Palestine,
qui est le titre d'une de vos chansons...
Nos parents nous ont parlé
des Palestiniens. Ils ont connu la colonisation et l'occupation de l'armée
française en Algérie. Ils vivaient dans un département français, mais ils
n'avaient pas les mêmes droits, ils avaient un statut d'indigènes, ils ont été
martyrisés, clochardisés, spoliés, humiliés... Cette horreur de la colonisation,
nos parents la connaissent, la trouvent inadmissible, injuste, révoltante et,
évidemment, ils ne la souhaitent à personne. Sachant que les Palestiniens vivent
ce qu'ils ont vécu, ils trouvent ça horrible et se sentent solidaires. Nous
sommes solidaires avec tous les gens qui souffrent, pas seulement les
Palestiniens.
Et puis, pour ce deuxième disque, on est entrés en studio
quinze jours après notre retour de tournée en Palestine. On a été bouleversés
par ce qu'on a pu voir et entendre. On a été choqués par la violence de la
colonisation, le Mur, les check-points... Mais on a aussi découvert comment
s'organise la résistance, culturellement. Parce que c'est la résistance d'un
peuple qui lutte pour exister, pour préserver et transmettre sa culture, pas
seulement en se battant, mais en vivant, en étant Palestiniens. C'est sûr que ça
nous a imprégnés et inspirés... Et puis il y a un contrat de conscience avec les
Palestiniens: quand tu vas en Palestine, ils te demandent de ne pas les oublier
et de raconter au monde ce que tu as vu. On tient notre promesse... I
Note :
*Une version plus courte de cette entrevue a été publiée dans Siné Hebdo du
29 juillet 2009.
Ministère des Affaires Populaires, Les Bronzés font du
Ch'ti, CD PIAS France, www.map-site.fr
http://www.lecourrier.ch/index.php?name=NewsPaper&file=article&sid=443277
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