Leur évasion comme plaidoyer pour un débat sur le système carcéral!
Par Gwenola Ricordeau...
Tant qu’il y aura des prisons, il y aura des
évasions. Et s’il y a lieu de s’étonner aujourd’hui de quelque chose,
ce n’est pas qu’en février dernier, deux hommes aient pu s’évader de
l’une des prisons les plus sécuritaires d’Europe. De cela, on ne peut
s’étonner sérieusement, à moins de méconnaître la réalité du système
carcéral et de refuser un débat pour lequel nous plaidons résolument
ici sur les longues peines et les quartiers d’isolement, débat qui ne
pourra faire l’économie d’une remise en cause de la légitimité de
l’institution carcérale.
« À
la longue, on finit par s’y résigner, sauf quelques-uns, voyageurs
incontinents au regard hypnotisé, que le spectacle des étapes
n’accroche pas. Toujours aux lisières, ils sont comme des nomades que
la vie des sédentaires n’intéresse pas. […] C’est parfois dans les
chemins de la folie que se déroute leur périple, quand celui-ci s’avère
trop long, trop dur. »
Louis Perego, Retour à la case prison, Paris, Éditions ouvrières, 1990, p. 8.
Chaque évasion apporte sa litanie habituelle de
commentaires : on parle de « prisons passoires » – l’idée d’une prison
« quatre étoiles » n’est alors jamais loin – et on agite la figure de
l’« ennemi public ». Parfois l’attrait que celui-ci exerce sur une
partie des « honnêtes gens » l’emporte et on le surnomme le « Roi de la
belle ». La politique de la peur, comme les passions collectives,
fugaces, pour celui qui incarne un temps le défi de l’ordre,
participent, chacune à leur manière, à une désincarnation des
évasions : que l’évadé soit présenté comme un méchant ou un malin
importe peu, son geste est rarement interprété comme raisonnable, moins
encore comme politique. En cela, les discours médiatiques qui ont suivi
l’annonce de l’évasion de Christophe Khider et El Hadj Top, de la
maison centrale de Moulins, le dimanche 15 février 2009, n’ont pas fait
exception à la règle.
La prison fait rarement l’objet de débats. Certes, elle retient
régulièrement l’attention des médias, au fil des faits divers. Sur le
mode de l’indignation, le public est invité à s’offusquer de lieux qui
ne ferraient pas honneur à « la patrie des droits de l’homme » et,
parfois simultanément, les politiques et les juges sont sommés de
garantir un risque zéro de récidive – sinon de concevoir une société
sans délits, ni crimes. Ces émotions contraires sont facilement
mobilisables, d’autant plus qu’elles sont rarement durables. Et c’est
avec un brin de nostalgie qu’on peut se plonger dans les débats qui
entourèrent, lors de sa création, au tournant des 18e et 19e siècles,
la prison, des débats qui questionnèrent la légitimité politique et le
rôle social de la prison.
Pour avoir mené, en tant que sociologue, des recherches sur et dans les
prisons, et parce que j’ai, durant plusieurs années, rendu visite à des
proches incarcérés (notamment dans des centrales), j’ai été, après
cette évasion, perplexe à la lecture ou à l’écoute des médias. A vrai
dire, perplexe comme souvent lorsque la prison s’invite dans les débats
publics – oui, on ne l’invite guère, elle y rentre à chaque fois comme
par effraction. Perplexe parce que je constate la méconnaissance des
journalistes – et par extension du public – du système carcéral.
Perplexe, mais aussi indignée de la teneur d’un débat public dans
lequel la cause des prisonniers, en particulier de ceux condamnés à de
« longues peines »(1), ne trouve que peu de supporters, généralement
attachés à une position humaniste, celle-là même qui incarne la bonne
conscience d’un système qui se légitime parce qu’on le critique, parce
que la critique sait rester périphérique.
Sécurité du système ou dangerosité des individus
La grande équation de la sécurité en prison tient dans
le dilemme suivant : évasion ou émeute. Il peut être ainsi formulé :
« S’il y a un périmètre de sécurité suffisamment dissuasif, il y aura
des émeutes, s’il n’y a pas une telle sécurité périphérique, les
évasions fleuriront »(2). Passons rapidement sur un point indéniable :
une prison dont l’évasion serait assurément impossible n’aurait rien à
voir avec des standards humanitaires difficilement contestables. A vrai
dire, pour prévenir les évasions, on ne fait rien de mieux que la peine
de mort. Il ne faut pas craindre de poser en ces termes le débat
puisque les premiers concernés, les condamnés à ces peines infinies,
font l’expérience d’une mort assurée, quoique « lente ». Si le
supplément de cruauté – une vie qui ressemble à la mort – de telles
peines est parfois dénoncé publiquement(3), les protestations sont plus
souvent individuelles, plus efficaces et radicales : les suicides.
C’est bien le caractère mortifère de la prison qui oblige à poser
brutalement l’alternative des peines devenues infinies et de la peine
de mort.
Les personnels pénitentiaires, notamment ceux qui travaillent au
contact direct de la population carcérale, « sur les coursives », le
savent : toute mesure qui réduit l’espoir des uns est un coup porté aux
conditions de travail des autres. Ainsi, la volonté d’appliquer la
fermeture des portes des cellules dans les centrales (4), répétée au
cours de l’année 2003 par D. Perben, ministre de la Justice, a été
désapprouvée par une partie des surveillants, en particulier ceux de
« la base ». Ceux-là sont aux premières loges pour voir comment les
institutions judiciaires et carcérales créent et nourrissent leurs
propres monstres.
Les médias se sont largement fait écho des déclarations des syndicats
pénitentiaires dénonçant le « manque de sécurité » à la maison centrale
de Moulins. Il suffirait juste de forcir le trait que cette centrale
nous serait présentée comme un établissement d’agrément, voire de
divertissement, et pour un peu on y serait même mieux que dehors –
d’autant mieux qu’on s’y régalerait aux frais des contribuables. La
centrale de Moulins est, selon l’Administration pénitentiaire, l’une
des prisons les plus sures d’Europe et on ne peut tenir cela pour rien.
Mais l’essentiel est ailleurs : la surenchère sécuritaire n’aura jamais
le dernier mot sur la détermination que donne la rage de vivre. Des
enceintes toujours plus hautes et plus épaisses, des filins
anti-hélicoptères aux mailles toujours plus étroites, des fenêtres de
cellule qui n’auront bientôt plus de fenêtre que le nom... tout cela ne
pourra rien, car tant qu’il y aura des prisons, il y aura des évasions,
et le renforcement de la sécurité des établissements pénitentiaires ne
peut, en juste retour des choses, qu’exciter la violence de ceux qui
subissent la violence du système social, économique, politique… et
judiciaire.
Il semble d’usage, depuis l’évasion d’Antonio Ferrara de la prison de
Fresnes, en mars 2003, de comparer les évasions à des « actes de
guerre ». Mais lorsqu’on fait des prisonniers de guerre, on ne peut
s’attendre, en réponse, qu’à des actes de guerre. Et qui douterait de
la guerre sociale s’en convaincrait facilement en allant, un jour de
parloir, devant les portes d’une prison. Les populations reléguées en
son sein sont aisément identifiables : les pauvres, les immigrés ou
ceux issus de l’immigration. En ce sens, je ne peux adhérer aux
discours qui se sont fait entendre dans les médias, stigmatisant la
violence des moyens utilisés par les évadés. Ce qui a retenu mon
attention, c’est plutôt la proportionnalité du recours à la violence
des évadés au regard de la finalité de leur action (l’évasion) et leur
absence d’acte de vengeance (en particulier sur les surveillants
retenus en otage). Parler de la « dangerosité » des uns, c’est trop
souvent refuser de penser à la cruauté du système social et pénal qui
les a produits.
Les familles, victimes expiatoires
Claude d’Harcourt, le directeur de l’Administration
pénitentiaire, a eu des propos très nets : « En prison, l’entrée des
explosifs et des armes de poing [NdA : permettant l’évasion] paraît
liée au moment du parloir. » Il respecte-là scrupuleusement le dogme
institutionnel selon lequel la drogue, les portables et tous les objets
ou produits interdits en prison, seraient toujours introduits en
détention au moment des parloirs, donc par les visiteurs. Si la théorie
se fait dogme, c’est que son énonciation et sa répétition se moquent
d’une réalité incontestablement plus contrastée, dogme encore parce que
sa scansion se veut performative, dogme institutionnel enfin car il est
périlleux de le contester publiquement. Les syndicats pénitentiaires
avaient ainsi unanimement condamné leurs collègues de l’Union Syndicale
Pénitentiaire pour leur Livre blanc sur l’Administration pénitentiaire
(1999) dans lequel était retenue la responsabilité des personnels dans
la « corruption dans les prisons ». Et les chroniques judiciaires des
années passées (par exemple le procès de l’évasion d’Antonio Ferrara)
indiquent que des personnels pénitentiaires sont parfois poursuivis et
que la compassion n’est parfois pas étrangère à leurs motivations.
On a pu lire ou entendre dans les médias que les « familles ne sont pas
fouillées ». Ce genre d’affirmation, pas totalement fausse, permet de
ne pas dire le principal : que les détenus sont fouillés avant et après
chaque parloir, qu’ils sont au minimum « palpés » avant un parloir mais
qu’ils subissent une fouille « intégrale »(5) à son issue, et que les
contrôles auxquels sont soumis les visiteurs, s’ils ne sont pas à
proprement parler des fouilles, sont en tout état de cause plus
rigoureux que ceux auxquels sont soumis les personnels. Toute entrée en
prison (des visiteurs ou des personnels) est soumise à un passage sous
un portique détecteur de métaux, mais les visiteurs n’ont également pas
le droit d’apporter des effets personnels (sac à main, par exemple). Il
serait fastidieux d’illustrer ici (6) la sévérité qui peut entourer les
contrôles aux entrées des parloirs et les doutes légitimes qu’on peut
porter sur leur véritable visée : l’argument de l’efficacité de
certaines mesures (à l’instar des fouilles « intégrales ») semble mince
rapporté à l’humiliation des intéressés, en particulier au regard des
moyens techniques d’investigation permettant, dans la plupart des cas,
de se passer de telles pratiques. On doit aussi ajouter quelques
remarques pour ne pas laisser la part belle aux représentations de
prisons dans lesquelles on entrerait sans être contrôlé : il arrive que
des surveillants refusent l’entrée du parloir suite au simple
déclenchement de la sonnerie du portique (sans autoriser le visiteur à
se séparer de l’effet – une ceinture, par exemple – en cause) ; dans la
plupart des centrales (et c’était le cas à Moulins), au passage sous le
portique s’ajoute le contrôle effectué manuellement sur chaque visiteur
par un surveillant muni d’un détecteur de métaux.
Déjà et toujours victimes secondaires de la prison, les familles
risquent malheureusement aussi d’être les victimes expiatoires (7) de
cette évasion. Des voix se sont élevées pour remettre en cause un des
acquis des luttes des prisonniers des années 1970 : les parloirs dits
« libres » (c’est-à-dire sans hygiaphone entre détenus et visiteurs,
sauf en cas de prononcé d’une sanction). Comme si c’était un luxe que
ces endroits sans intimité, souvent sordides, où, pendant parfois
seulement qu’une demi-heure, au prix fréquent d’énormes sacrifices
financiers, souvent après des heures de transport, devraient s’épanouir
les relations familiales, amoureuses ou amicales… Il y a bien là un
paradoxe : si rien n’est fait pour le maintien des liens entre les
détenus et leurs proches, ces derniers ne s’entendent-ils pas dire
suffisamment (au risque de leur culpabilisation) qu’ils sont les
meilleurs garants de la « réinsertion » des personnes détenues ? Ils
sont aussi aux premières loges pour constater le lent délitement de la
vie que produit l’enfermement et que l’amour n’y peut souvent rien.
Leurs pensées sont forcément vertigineuses et leurs choix tragiques.
La « civilisation des longues peines »
L’histoire de Christophe Khider ressemble terriblement
à celles de centaines d’autres détenus, ceux qui se qualifient souvent
eux-mêmes d’« emmurés vivants » : ceux qui ont en commun des dates de
sortie absurdes à l’échelle d’une vie humaine, dont les moindres gestes
sont minutieusement scrutés en raison de leur étiquetage de « Détenu
Particulièrement Signalé » (DPS) (9), ceux que le « tourisme carcéral »
(les transferts réguliers d’un établissement à un autre) a mené – et
leurs proches aussi – aux quatre coins d’une France pénitentiaire dont
ils connaissent moins les quartiers « VIP » que les quartiers
d’isolement (QI) et les mitards (quartiers disciplinaires). Ceux-là
peuplent les centrales et les QI des maisons d’arrêt et forment une
population carcérale « à part » – de la même façon que les QI et les
mitards sont des prisons au sein-même des prisons. A ceux-là, il ne
reste que l’espoir d’une évasion, la folie, la foi religieuse (10) ou
« l’autre évasion » (on désigne ainsi, pudiquement, en prison, le
suicide). Mais comment peut-on vouloir préférer la vie lorsqu’elle
ressemble déjà trop à la mort et qu’on ne sait plus si on meurt un peu
chaque jour ou si l’on qu’on vit l’éternel recommencement de sa propre
mort ? Reste l’évasion. Espoir fou, car c’est un défi à l’entendement
que de se confronter à la sécurité d’un des Etats les plus avancés de
ce point de vue. Espoir fou, car ceux qui sont morts sur les murs
d’enceinte sont plus nombreux qui ceux qui ont pu s’échapper
durablement. Espoir fou et tragique, car il porte le renoncement aux
êtres aimés : la cavale est une mort sociale bien plus radicale que ne
l’est la prison. C’est une entreprise démiurgique que de re-naître et
pour cette liberté là, on doit sacrifier tous ses liens et son passé.
Le parcours de Christophe Khider est exemplaire des impasses dans
lesquelles se débattent les condamnés à de longues peines, dont la
protestation contre la mort lente qu’ils expérimentent transforme
chaque révolte (même sans issue) en un pari sur la vie (11). Exemplaire
aussi sa soif de vivre, certainement rendue inextinguible par les
instants de liberté qu’il a volés, en juin 2001, sur les toits de
Fresnes, lors d’une tentative d’évasion. L’exemplarité de son parcours
plaide pour qu’on voit dans son évasion de la prison de Moulins autre
chose qu’une quête solitaire de la liberté. Elle plaide pour que soient
entendus les grondements de la bataille que mènent les longues peines
et trace radicalement la ligne de front : Peut-on changer la prison ?
Changer la prison ?
On évoque parfois une « détotalisation » de la prison,
synonyme de son ouverture sur l’extérieur, de sa « normalisation » et
d’un souci croissant pour que l’incarcération n’aboutisse pas à la
marginalisation sociale. La publicité de l’Administration pénitentiaire
nous le rappelle : « La prison change. »
« La prison change » : Elle se « marionise », pour reprendre
l’expression forgée par Christie (12), à partir du nom de la prison de
Marion (États-Unis), pour décrire une tendance internationale. Marion
peut en effet être considéré, depuis sa construction, en 1972-1974,
comme le précurseur d’un nouveau niveau de sécurité, appelé
« super-maximal » ou « maxi-maxi », qui a aujourd’hui perdu son
caractère exceptionnel. La marionisation n’est pas sans accointances
avec les techniques de coercition morale – notamment parce qu’elle a
été théorisée par un spécialiste en la matière, le docteur américain
Edgar Schein. Il est facile de dénoncer, ailleurs, la « torture
blanche » à laquelle sont soumis les prisonniers. Facile également de
se féliciter d’avoir aboli les QHS. Mais il faudrait dire que cette
abolition est formelle, qu’ils ont été rénovés et rebaptisés QI. Pour
décrire le traitement subi par les détenus dans les QI, la réduction de
la possibilité de contacts humains (codétenus, proches, mais aussi
personnels pénitentiaires), la surveillance permanente, ajoutée à la
pratique des transferts réguliers, l’isolement sensoriel qui, sans être
absolu n’en est pas moins réel... Pour décrire tout cela, on peut
vouloir éviter d’employer l’expression de « torture blanche », mais il
y a là, incontestablement, des traitements inhumains et dégradants (13)
.
« La prison change » : Les détenus sont invités à « donner du sens » à
leur peine à travers la formalisation de « projet d’exécution de
peine ». Avec l’individualisation croissante des peines, la disparition
des grâces collectives traditionnellement accordées pour le 14 juillet
et lors de l’élection d’un nouveau président de la République (14), le
détenu, après avoir été déclaré responsable d’un délit ou crime, est
responsable de sa peine. Mais quel sens donner au temps infini et
routinier qu’est celui des longues peines ?
« La prison change » : Une conception situationnelle et pro-active de
la sécurité est venue, dans les années 2000, en renfort de la
traditionnelle sécurité passive (les murs, les miradors). Dans le même
temps, les interventions de surveillants cagoulés (15) se sont
multipliées et a été créée une force d’intervention dévolue aux
opérations de maintien/rétablissement de l’ordre, les Éris (16). La
création de celles-ci, qualifiée de « porte ouverte à toutes les
violences et humiliations » par la Commission Nationale Consultative
des Droits de l’Homme (17), a marqué le début d’une recrudescence
préoccupante de plaintes de la population carcérale à l’encontre de
personnels pour des faits de violence (18).
« La prison change » : Elle grandit aussi. Sous couvert de réduire la
surpopulation carcérale et la promiscuité, la construction de nouveaux
établissements nourrit la tendance à l’augmentation de la population
carcérale. Et questions quantitatives et qualitatives (en l’occurrence
la « marionisation ») se rejoignent : les nouvelles prisons réduisent
toujours davantage les possibilités de contacts entre détenus – mais
aussi entre surveillants et détenus.
« La prison change ». Rien ne dit que ce soit dans le bon sens et rien
n’interdit de penser qu’il vaudrait mieux l’abolir. La prison est une
institution contestable et continûment contestée : l’évidence de son
échec (elle ne dissuade pas pleinement du crime et elle prévient mal la
récidive) est le meilleur argument de ses opposants. Mais, comme le
remarquait Foucault (19) , « la “réforme de la prison” est à peu près
contemporaine de la prison elle-même. Elle en est comme le programme. »
La prison s’adapte certes, dans le temps et dans l’espace, aux
sensibilités collectives et aux mœurs, mais l’idée d’une prison « en
changement » n’est rien de plus qu’un slogan publicitaire.
L’illusion d’une prison « démocratique »
Le régime actuellement appliqué à Guantánamo, a été
abondamment décrit et décrié. Or sa stigmatisation ne peut être lue
sans que soit remarqué l’escamotage systématique qu’elle permet de
l’évident continuum qui relie Guantánamo aux systèmes pénitentiaires
occidentaux. L’illusion d’une prison « démocratique » est au prix de
cet escamotage. Pour les plus fervents supporters du système carcéral,
le salut repose sur la « normalisation » de la prison, une
normalisation qui signifie qu’on y travaille et qu’on y consomme, que
les conditions de vie y soient conformes à l’évolution, dehors, des
standards de confort, et enfin que l’institution ne se dérobe pas au
droit.
Mais la normalisation de la prison est intrinsèquement problématique.
D’une part, la normalisation par le droit n’est pas forcément synonyme
d’une amélioration des conditions de détention, puisque la
réglementation est parfois moins favorable que les usages non
réglementés (20). Par ailleurs, cette normalisation de la prison rend
plus difficilement distinguable le dedans d’un dehors envahi par la
vidéosurveillance et le virtuel et si c’est bien à une prison
« hors-les-murs » que nous sommes invités à réfléchir, ce n’est pas
simplement parce que c’est en ces termes que, en juillet 2008, Rachida
Dati, la ministre de la Justice, a évoqué le sens de la réforme
pénitentiaire qu’elle présentait. La promotion d’un continuum
dedans/dehors est en effet illustrée par la multiplication des outils
pénaux en dehors de la sphère carcérale, permettant la mise en œuvre
d’une « peine après la peine » (par exemple : la rétention de sureté).
La normalisation a certainement atteint là son paroxysme, puisque la
fonction punitive de l’institution carcérale est mise à nu et que sa
fonction officieuse de lieu de sûreté est de moins en moins
efficacement dissimulée par le mythe d’une prison re-socialisante (21).
L’idée d’une « prison démocratique » n’est pas étrangère au succès
récent du concept de « détenu citoyen » ou de « citoyen détenu » (la
nuance mériterait d’ailleurs qu’on s’y attarde). Un succès forcément
suspect si on considère, d’une façon générale, la fonction sociale de
relégation de l’institution carcérale (22).
Comment parler de la « citoyenneté » des détenus alors que leur sont
déniées les libertés d’expression, d’association et de réunion ? On
entend rarement les voix des détenus et plus rarement encore ceux
celles des condamnés à de longues peines (23). Mais il y a aussi des
moments de grâce. Au prix de risques énormes, il y eut cette
déclaration clandestine et filmée de prisonniers depuis la centrale
d’Arles, en 2001 (24). Il y a aussi, à l’occasion de procès d’évasions
ou de mutinerie, des inculpés pour mettre en accusation le système
carcéral : je pense, notamment, à Pacal Brozzoni (25), accusé de la
mutinerie de Clairvaux (2002) ou à Michel Ghellam (26), suite à sa
tentative d’évasion de la centrale de Moulins (2003). En dehors de ces
circonstances particulières, les chances que soient écoutées les voix
des prisonniers sont faibles. Moins de trois semaines avant l’évasion
de Christophe Khider et El Hadj Top, les détenus de la centrale de
Moulins adressaient une lettre au directeur (27) : les revendications
sont modestes, on y lit surtout le désir d’être reconnus et que
l’espoir soit permis pour les longues peines. La lettre a été rendue
publique, mais elle n’a pas intéressé au-delà des murs d’enceinte...
Comment encore parler de la « citoyenneté » des détenus lorsque la
légitimité de leur parole est systématiquement dépréciée et contestée ?
Par essence sujette à cautions, la parole des détenus, comme celle de
leurs proches, est toujours nuancée (par un acteur, dont la légitimité
tient de sa position) ou expertisée (par un spécialiste, dont la
légitimité repose elle sur son savoir ). Tout débat sur la prison
illustre cette « hiérarchie de crédibilité », évoquée par Becker (28) :
elle voit s’affronter l’Administration, les personnels, les
intervenants extérieurs et naturellement les « spécialistes » de la
prison, un affrontement dans lequel les détenus et leurs proches – ces
« usagers » à part entière de la prison – sont assurément exclus.
Car comment parler de la « citoyenneté » des détenus lorsque les débats
publics sur la prison se font sans eux ? Les 70 000 détenus, les plus
de 210 000 personnes placées sous main de justice, les près de 500 000
personnes dont un proche est incarcéré... tous sont systématiquement
absents des débats médiatico-politiques sur le système carcéral en
particulier et pénal en général. Absence que dissimule avantageusement
la présence d’individus peu impliqués personnellement ou dotés d’un
statut socio-économique élevé (les ex-détenus « VIP »), par nature peu
représentatifs de la population carcérale.
La cause des prisonniers
Les politiques pénitentiaires sont classiquement
qualifiées d’« avoiding blame politics » (29), c’est-à-dire que leur
objectif serait principalement d’échapper à la critique : par nature,
elles seraient peu demandeuses de visibilité dans l’espace public. Mais
la prison s’est adaptée aux exigences de notre époque : elle prend de
plus en plus l’initiative de la communication, en intégrant – et le
montrant – des impératifs de productivité et de rentabilité semblables
à ceux des entreprises (30) et elle peut se targuer d’être une
industrie propre et même purificatrice (31). La prison n’est pas
réductible à des contraintes physiques, elle agit également par
« séduction des masses et conversion des cœurs » (32) : la cause de
prisonniers ne figurera jamais sur l’agenda politico-médiatique (33)
sans des circonstances historiques fortes telles que celles qui se
présentent aujourd’hui.
L’Administration pénitentiaire, suite à l’évasion de Christophe Khider
et El Hadj Top, a déjà annoncé la mise en place d’un groupe de travail
sur la gestion des longues peines. Il y a un précédent notable : un
rapport rédigé, dans des circonstances similaires, en 1993 (34). Il
posait brutalement l’alternative : mettre fin aux peines infinies ou
construire des forteresses. Un regard rétrospectif sur la politique
pénitentiaire de ces 15 dernières années ne plaide pas pour
l’optimisme. Il y eut, dans le milieu des années 1990, le projet de
construction de « centrales à effectif réduit », dans lesquels auraient
été interdits les regroupements de plus d’une dizaine de détenus. Le
projet a changé de nom : ce sont deux centrales « à sécurité
renforcée » qui doivent ouvrir, à l’horizon 2012, dans l’Orne et le
Pas-de-Calais. Ces nouveaux types d’établissements sont le résultat
d’une politique largement inspirée par le rapport Woolf (35) « sur les
désordres dans les prisons britanniques ». Boîte à idées ou « boite de
Pandore » de la répression carcérale, ce rapport entretient de
profondes connivences avec une offensive idéologique dans laquelle
certains chercheurs français se sont illustrés, plaidant notamment, au
nom de l’individualisation des peines, pour la fin des grâces
collectives – mesure dont on ne pouvait douter qu’elle entraînerait un
allongement des peines effectuées.
La question des quartiers d’isolement et du traitement réservé aux
détenus étiquetés « dangereux » doit être posée. Mais on ne peut pas
aujourd’hui accepter que les termes du débat se cantonnent à la gestion
des longues peines. La barbarie ne se gère pas. Mais parce que la
prison n’est ni rétrograde, ni anachronique, mais foncièrement de notre
temps et qu’elle est intrinsèquement liée au système capitaliste, le
débat se heurtera inévitablement au cadre posé par le système politique
actuel. Cadre dont le dépassement permettrait de penser la réponse à la
déviance en dehors d’une logique rétributive qui ne peut ni satisfaire
les victimes, ni permettre aux coupables une réelle réhabilitation.
La cause des prisonniers exige qu’on prenne parti et les chercheurs
n’échappent pas à l’injonction. « Prendre parti », c’est d’abord un
impératif méthodologique : c’est, comme l’indique Becker (36), prendre
– (se) « saisir » – « sérieusement » les propos des délinquants et des
détenus (si on se cantonne au champ qui ici nous intéresse). Mais il
n’existe pas de recherche « innocente », ni en prison, ni ailleurs. La
question n’est certainement pas de prendre ou non parti : on le fait
inévitablement. Comment accepter que l’objectivité soit reconnue à ceux
qui ne disent jamais d’où et pour qui ils parlent ? Que seules sont
dites « partisanes » – la qualification a un parfum de discrédit – les
recherches qui prennent le parti des « dominés » ou sont écrites par
eux (37) ? De telles pratiques sociologiques se heurtent pourtant à un
argument puissant : elles contribuent à la permanence d’une institution
qui perdure en se réformant, qui perdure parce qu’elle est critiquable
et parce qu’on la critique. Il n’y a certes aucune solution à cette
impasse, du moins aucune au sein de la discipline sociologique, à moins
de plaider pour la solubilité du politique dans l’expertise. Les outils
d’analyse qu’elle fournit permettent néanmoins de comprendre les enjeux
de l’existence et du fonctionnement de la prison. Reste à décider de sa
légitimité sociale et politique.
Les médias continueront-ils à égrainer inlassablement
les faits divers ? Il appartient aussi aux chercheurs de participer à
une contre-offensive idéologique afin que soit débattue la légitimité
de la prison, au risque sinon d’être complices d’une expertise molle
dont jouit le système et être condamnés à se repaître du spectacle du
populisme pénal et carcéral.
Publié par Mouvements, le 12 janvier 2010. http://www.mouvements.info/Leur-evasion-comme-plaidoyer-pour.html
P.-S.
1)
Certes, comme on le dit un proverbe de prison, « il n’y a pas de
“courte peine” ». On se conforme toutefois ici à l’usage qui qualifie
généralement de « longues » les peines supérieures à dix ans. C’est
également les peines « infinies » que nous évoquons ici, c’est-à-dire
les peines supérieures à vingt ans ou celles qui, cumulées, engendrent
des dates de sortie vertigineuses.
2) J. E. Thomas, The English Prison Officer since 1850. A Study in Conflict, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1972.
3) Voir le texte : Les « perpétuités » de Clairvaux réclament le
rétablissement effectif de la peine de mort (16 janvier 2006). En
ligne :
4) La pratique – qui perdure - consiste à laisser les portes des
cellules ouvertes en journée pour permettre aux détenus de se déplacer
dans leur aile, par exemple pour aller à la douche ou dans la cellule
d’un codétenu.
5) Lors de ce type de fouille (auquel sont soumis même ceux ayant des
parloirs avec hygiaphone), il est demandé au détenu de se baisser et de
tousser afin que son anus soit examiné. Notons la condamnation de la
France pour sa pratique de ces fouilles « intégrales » par la Cour
Européenne des Droits de l’Homme (2 juin 2007, Frérot c. France).
6) On peut se reporter à mon livre (Les détenus et leurs proches, Autrement, 2008).
7) Elles le sont en fait déjà puisque les visites ont été supprimées le week-end des 21-22 février 2009.
8 L’expression est le titre d’un texte de Micha Maksimovisz, un ex-détenu condamné à perpétuité (En ligne : http://prison.eu.org/article.php3?i...).
9) Désignation établie en fonction du chef d’accusation ou de comportements en détention.
10) On parle trop rapidement, dans les médias, d’une « islamisation »
des prisons, en éludant notamment le fait que l’incarcération (comme
toutes les épreuves de la vie) favorise la réactivation de croyances
religieuses.
11) La façon dont le suicide et la révolte ont à voir dans des
situations extrêmes est particulièrement bien décrite dans l’ouvrage de
Steiner (Treblinka, la révolte d’un camp d’extermination, 1966, 100) :
« Lorsque les prisonniers étaient sortis de leur néant d’inconscience,
leur première affirmation de liberté avait été le suicide. La
renaissance de la douleur les avait libérés. Ils avaient cessé alors
d’être des esclaves parfaits puisqu’ils pouvaient choisir de se tuer ou
de continuer à lutter ».
12) N. Christie, L’industrie de la punition. Prison et politique pénale
en Occident, Paris, Autrement, 2003. Pour une illustration du phénomène
en Europe, voir : M. Zingoni-Fernandez, N. Giovannini, dir., La
détention en isolement dans les prisons européennes, Bruxelles,
Bruylant, 2004.
13) Voir notamment les travaux du Dr. D. Faucher (Éthique médicale en
milieu carcéral : suivi des personnes détenues en quartier d’isolement,
DU, Paris VII, 1999. En ligne : http://www.prison.eu.org/article.ph...).
14) Chacun peut se faire juge des critères d’appréciation retenus au vu
de décisions récentes de libération de « détenus méritants » (dont
Jean-Charles Marchiani).
15) La possibilité a été donnée aux surveillants d’accomplir cagoulés
certaines taches le 17 mars 2003 (Note de l’Administration
pénitentiaire).
16) Les Équipes Régionales d’Intervention et de Sécurité ont été
instituées par le ministre de la Justice D. Perben en janvier 2003.
17) CNCDH, Étude sur les droits de l’homme en prison, Paris, 2003. En ligne : http://www.cncdh.fr/IMG/pdf/Etude_s...
18) Voir notamment : le rapport du Comité européen pour la Prévention
de la Torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT) de 2004 (Rapport au Gouvernement de la République française
relatif à la visite effectuée par le CPT en France du 11 au 17 juin
2003.
En ligne : ), et le texte des détenus du QI de Bois d’Arcy, Groupe « Il
n’y a pas d’arrangement ! ». En ligne sur le site de Ban Public :
19) Michel Foucault Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, 236.
20) Voir : Dan Kaminski, « Les droits des détenus au Canada et en
Angleterre : entre révolution normative et légitimation de la prison »,
in O. De Schutter, Dan Kaminski, dir., L’institution du droit
pénitentiaire, Paris, LGDI, 2002, 93.
21) Claude Faugeron, J.-M. Le Boulaire, « Prisons, peines de prison et
ordre public », Revue française de sociologie, 1992, vol. XXXIII, n°1,
3-32.
22) Alain Brossat, Pour en finir avec la prison, Paris, La Fabrique, 2001, 83-84.
23) Notons ici l’exceptionnel témoignage de Daniel Koehl, recueilli par
Léonore Le Caisne (Révolte à perpétuité, Paris, La découverte, 2002).
L’ouvrage d’Anne-Marie Marchetti (Perpétuités. Le temps infini des
longues peines, Paris, Plon, 2001) est également précieux.
24) Communiqué clandestin de prisonniers de la centrale d’Arles, 23 octobre 2001. En ligne sur le site de Ban Public :
25) Pascal Brozzoni, « On n’est pas venu en prison pour travailler ! Ou
pourquoi j’ai brûlé les ateliers de la prison de Clairvaux », février
2004. En ligne sur le site de Ban Public :
26) Voir : Libération, 25 novembre 2005.
27) En ligne sur le site de Ban Public :
28) Howard Becker, « Whose Side Are We on ? », Social Problems, 1967, vol. 14, n°3, 241.
29) Voir notamment : R. K. Weaver, « The Politics of Blame Avoidance »,
Journal of Public Policy, 1986, vol. 6, n°4, 371-398 ; P. Décarpes,
« Typologie d’une prison médiatique », Champ pénal, 2004. En ligne : .
30) Voir notamment : D. Burton-Rose (The Celling of America : an Inside
Look at the U.S. Prison Industry, Monroe (États-Unis), Common Courage
Press, 1998) et Loïc Wacquant (Les Prisons de la misère, Paris, Raisons
d’agir, 1999).
31) N. Christie, 2003, op. cit., 19.
32) Selon l’expression de Michelle Perrot (in P. Artières, P.
Lascoumes, dir., Gouverner, enfermer. La prison, un modèle
indépassable ?, Paris, Presses de Science Po, 2004, 15).
33) Pour une analyse des conséquences, pour les prisonniers, de
l’effervescence de l’année 2000 sur leur situation, voir : Collectif
des prisonniers de Lannemezan, « Trois petits tours et puis s’en
vont », septembre 2003. En ligne sur le site de Ban Public :
34) Inspection Générale de l’Administration, Inspection Générale des
Services Judiciaires, L’emprisonnement prolongé des détenus difficiles
et dangereux, Paris, 1993.
35) Écrit en 1991, suite à l’émeute de la prison de Stangeways
(Manchester), il a été traduit en français par l’Administration
pénitentiaire : H. Woolf, S. Tumin, Mouvements collectifs des
prisonniers d’avril 1990, Paris, Ministère de la Justice, 1993.
36) H. Becker, op. cit
37) G. Salle, « Une sociologie des ’’taulards’’ : la convict criminology », Genèses, 2007, vol.68, n°3, 132-144.