Dans quelle sorte de société de merde est-on en train de nous précipiter ?On est en 1981 et Félix Guattari, philosophe, psychanalyste et
militant, est atterré. Par le racisme ambiant d’une société repliée sur
elle-même. Par les phobies intolérantes qu’il décèle chez ses
congénères. Comme le constat n’a pas pris une ride, on te reproduit
intégralement cette chronique.
"Contre Le Racisme à la française" : un texte de Félix Guattari« Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé. (Faulkner) »On te parlait hier (ici)
des terribles constats guattariens. On te disait combien ceux-ci n’ont
pas pris une ride, sur les questions d’immigration et à propos de ce
racisme très franchouillard qui prend désormais ses aises en sarkozie.
Mais on était un peu emmerdé de ne présenter qu’une synthèse de ses
propos, forcément incomplète et tronquée. En relisant l’un des textes
cités dans le billet, on s’est dit qu’il y avait matière à prolonger
l’immersion guattarienne, à te proposer un texte du grand Félix dans
son intégralité.Le texte reproduit ci-dessous (grâce à l’aimable autorisation de Rémi des Prairies Ordinaires [1])
est instructif à plusieurs niveaux. Il montre que les nauséeux débats
identitaires agitant notre société contemporaine ont des racines
profondes, qu’en 1981 - déjà - stigmatisation des immigrés et remèdes
sécuritaires à l’emporte-pièce dominaient le débat publique. Il décrit
aussi par le menu ce processus médiatico-politique par lequel
l’inconscient collectif en vient à considérer la figure de l’étranger
’basané’ comme dangereuse. Surtout, il te démontre par A + B, avec
limpidité, l’inanité des politiques d’expulsion et d’exclusion sociale.Paru dans le Nouvel Observateur
du 4 mai 1981, soit une quinzaine de jours avant l’élection de
Mitterrand, ce texte de Guattari peut être lu comme un avertissement :
il est encore temps de faire demi-tour, de faire barrage à
l’intolérance et au repli identitaire, semble t-il dire. On sait ce
qu’il advint de ces sages préceptes. Raison de plus pour les (re)lire.1981 – CONTRE LE RACISME À LA FRANÇAISEOù veut-on en venir ? Dans quelle sorte de société de
merde est-on en train de nous précipiter ? Le sort actuel des jeunes
Maghrébins de la seconde génération est, à cet égard, exemplaire. Nés
en France ou y vivant depuis leur enfance, ils sont aujourd’hui un
million cinq cent mille à être pris pour cibles, non seulement par les
flics en uniforme, mais aussi par les flics miniatures implantés dans
la tête de tout un bon peuple en mal de sécurité. Inutile de leur
mettre des étoiles jaunes, on les détecte au premier regard, au
feeling.
Objets de haine et de fascination, l’inconscient collectif les a
relégués dans ses zones d’ombre les plus inquiétantes. Ils incarnent
tous les maléfices de notre société, toutes les incertitudes de la
situation présente. Alors que, dans le meilleur des cas, les
travailleurs immigrés de la première génération – vous savez, ceux que
l’on voit sur les chantiers avec leurs pelles, leurs marteaux piqueurs,
leurs cirés jaunes et leurs gamelles – relevaient d’une sorte de «
complexe de l’Oncle Tom »,
fait de compassion et de mépris, ces jeunes sont vécus comme une
nouvelle race de fauves urbains, qui risquent de contaminer, par leur
exemple, la partie la plus exposée de notre blanche et saine jeunesse.
Leur vitalité provocante est subversive en tant que telle ; leur
bronzage permanent est ressenti comme une provocation. Et puis, c’est
énervant, on dirait qu’ils sont constamment en vacances ! Ils semblent
aller et venir à leur guise. Il n’est évidemment pas question de
réaliser que leur « disponibilité » apparente et, pour quelques-uns,
leur délinquance résultent principalement de leur exclusion sociale, du
chômage et de la nécessité, fréquente pour nombre d’entre eux,
d’échapper au quadrillage territorial. Il est toujours plus facile de
criminaliser les victimes et de fantasmer sur leur dos que de faire
face aux réalités !
Pour exorciser un tel phénomène, pour chasser cette
jeunesse de ses rues et de son imaginaire, la société française a
recours à tout un éventail de rituels conjuratoires, de comportements
sacrificiels et aussi de mesures discriminatoires d’ordre policier et
administratif. Il y a les fantasmes de pogrom, parallèles au discours
manifeste des médias. Tout haut, on parle de quotas, de « vrais
problèmes », qui seraient mal posés par les élus communistes, tandis
que, tout bas, on rêve de chasse à l’homme : «
Il faudrait leur couper les couilles à tous ces types-là, pour qu’ils laissent enfin tranquilles nos femmes et nos filles. »
Les actes « manqués » de plus en plus fréquents, les bavures policières
et les exploits des tenants de l’autodéfense, comme par hasard,
atteignent presque toujours des immigrés. Il y a la réalité
pénitentiaire : 75 % des détenus mineurs portent un nom arabe. Et il y
a la solution finale ou que l’on imagine telle : l’expulsion massive.
Sous le premier prétexte venu, les jeunes Maghrébins –
plutôt les jeunes gens que les jeunes filles, qu’on espère peut-être
récupérer et assimiler – sont expédiés de l’autre côté de la
Méditerranée, où ils se retrouvent dans des pays qu’ils ne connaissent
pratiquement pas, au sein desquels ils n’ont pas d’attaches véritables
et qui, d’ailleurs, ne souhaitent nullement leur venue. Dans ces
conditions, 90 % d’entre eux reviennent en France aussitôt que possible
et par n’importe quel moyen. La France est leur territoire, sinon leur
patrie ; ils y ont leurs amis, leur mode de vie bien particulier. Ils
savent qu’un jour ou l’autre ils seront repris par la police, mis en
prison et réexpulsés, mais ils n’ont pas d’autre choix.
Sans la lucidité et la détermination d’une poignée de
prêtres, de pasteurs et d’anciens militants anticolonialistes,
l’opinion publique aurait continué d’ignorer totalement l’existence de
cette noria absurde et monstrueuse. Pour parvenir à se faire entendre,
certains d’entre eux n’ont pas trouvé d’autres moyens que d’entamer une
grève de la faim illimitée – c’est-à-dire jusqu’à la mort. Leur
objectif, formulé par Christian Delorme [2],
prêtre lyonnais, est d’obtenir l’aménagement du texte de loi actuel
relatif aux immigrés, par l’adoption d’une circulaire stipulant que les
jeunes nés en France ou y ayant vécu plus de la moitié de leur vie ne
pourront plus désormais être expulsés. Voilà qui est clair, simple et
même modeste.
Une victoire sur ce point, outre qu’elle éclairerait
quelque peu l’avenir des intéressés, aurait l’immense intérêt de
démontrer qu’il est possible aujourd’hui d’engager des luttes à
contrecourant dans des domaines de ce genre, que rien n’est joué, que
tout est encore possible. La campagne actuelle de soutien aux grévistes
de la faim, pour être efficace, pour être à la mesure de son enjeu,
s’efforce de trouver des moyens d’expression d’une autre nature que les
formes d’action humanitaire traditionnelles. Par exemple, les
signataires de l’appel contre «
La France de l’apartheid »
se sont déclarés prêts à lutter contre les expulsions, y compris par
des moyens illégaux. Il ne s’agit donc pas seulement de s’attendrir sur
le sort des immigrés, il s’agit de changer un mode de ségrégation
raciale profondément ancré dans la subjectivité collective. La nouvelle
guerre coloniale interne qui est en train de saisir de l’intérieur les
anciennes puissances impérialistes (en Angleterre, en France, en
Belgique…) ne concerne pas uniquement un problème sectoriel ; il en va
de l’avenir de l’ensemble des luttes sociales dans ces pays. Il est
clair qu’on ne laissera pas impunément le nouveau type de pouvoir
autoritaire inauguré par Giscard d’Estaing se faire la main sur les
couches les plus vulnérables de la société. Après la loi Peyrefitte [3],
après la tutelle renforcée sur les médias, les universités, les
administrations, c’est un renforcement systématique du contrôle social
qui est programmé. On prétend faire de la France une des puissances
clés du nouveau capitalisme mondial. Pour cela, il convient de
soumettre, de gré ou de force, l’ensemble des populations vivant dans
ce pays. Les Français doivent se vivre comme une race dominée par les
nouveaux modèles capitalistes et comme une race dominante par rapport à
tous ceux qui échappent à ces mêmes modèles. Ils doivent s’habituer
à sacrifier leurs propres différences, la particularité de leurs goûts,
la singularité de leurs désirs et, symétriquement, celle des autres. Le
renouveau des luttes sociales, la redéfinition d’un authentique projet
de libération sociale passent inéluctablement par une assumation totale
de la multisocialité sur tous les plans et dans tous les domaines.
Ce texte est tiré de l’excellent
recueil « Les Années d’hiver, 1980-1985 » publié cette année par Les
Prairies Ordinaires et contenant une trentaine de chroniques du même
acabit. Inutile de te dire que je t’en conseille fortement la lecture. Notes[1] Que mille fleurs de lotus parsèment sa céleste route.
[2]
Surnommé "Le Curé des Minguettes, très impliqué dans le dialogue
inter-religieux, notamment avec les Musulmans, il fut l’un des
initiateurs de la Marche des beurs en 1983.
[3]
La loi Peyrefitte de février 1981 légalisait les contrôles d’identité
« à titre préventif ». En pratique, ces contrôles serviront d’abord à
repérer les étrangers en situation irrégulière.
http://www.article11.info/spip/spip.php?article641